En Normandie, 146 hectares de forêt menacés par une autoroute


L'épineuse question du contournement Est de Rouen

Publié le 22/05/23


Le 6 mai 2023, une manifestation controversée a rassemblé plusieurs centaines d'opposants, attirant ainsi une couverture nationale sur le projet du contournement Est de Rouen. Dans les cartons depuis 1972, ce projet vise comme son nom l'indique à contourner la ville de Rouen, en raccordant deux tronçons d'autoroute : l'A133 et l'A134. Mais pour relier les deux voies à grande vitesse, 370 hectares de terres agricoles et 146 hectares de forêts sont menacés. Concernant les forêts, l'impact écologique est particulièrement important. Un regard géohistorique permet de saisir plus largement le patrimoine en jeu. 

La forêt de Bord

Sur les 146 hectares de forêts, la plus grande partie, environ 70 ha, se trouvent en lisière de la forêt de Bord, située sur la rive gauche de la Seine. Cette forêt fait l'objet d'une attention toute particulière des opposants au projet et ce, à juste titre. La forêt de bord, fait partie de ce que l'on appelle une forêt ancienne. C'est-à-dire qu'elle occupe une surface qui n’a pas changée d’affectation depuis sa représentation sur la carte  d’état-major (1818-1860). Les forêts représentées sur ces documents sont en effet regroupées sous le terme de forêts « anciennes » en opposition aux « forêts récentes », apparues après le XIXe siècle (Dupouey et al., 2002).

Sentier en forêt de Bord
Sentier en forêt de Bord

Ainsi, lorsque l'on parle de forêts anciennes, on ne parle pas de l’âge des arbres, mais de la continuité forestière dans le temps, sans défrichements ou autre altération. Grace aux cartes anciennes, on peut donc retrouver les contours anciens d’une forêt. Or, les forêts anciennes ont une vertu particulière que n’ont pas les forêts récentes. Elles stockent plus de carbone et abrite une faune et une flore inféodés aux milieux forestiers anciens. Le sujet est largement connu et étudié (Dupouey et al., 2002). D’après Mariane Rubio (2009) « le stock de carbone forestier est contenu à 70% dans le sol, et à 30% dans la biomasse ». En d’autres termes, si la couverture forestière importe peu, le sol forestier en revanche, d’autant plus s’il est ancien, est une composante essentielle dans la régulation du climat.

Cartes de la forêt de Bord 1660-1690, Bibliothèque Nationale de France

Pour la forêt de Bord, on peut d’ailleurs reculer cette ancienneté au XVIIe siècle, puisque plusieurs cartes permettent d’en connaitre les contours entre 1660 et 1690. La destination forestière de la forêt de Bord présente donc une ancienneté d’au moins 350 ans. Le degré de patrimonialité, de biodiversité de la forêt de Bord est donc bien plus importante qu’une forêt composée des mêmes essences, mais apparue au XIXe ou XXe siècle (Dupouey et al., 2002; Rackahm O., 2015).


Concernant l’emprise du projet, les lisières forestières semblent servir d’appui à l’ensemble du projet autoroutier. C’est à la fois pratique (personne n’habite en zone forestière) et permet au promoteur d’affirmer qu’il n’empiète pas trop dessus. Pour autant, les lisières font partie de ce que l’on appelle un écotone, c’est-à-dire une zone de transition, de contact. Globalement, ce sont des zones riches en biodiversité en raison de cette promiscuité entre deux milieux. La future autoroute va donc impacter les écosystèmes les plus matures (ancienneté) et les plus riches (lisières). L’impact est énorme, irréversible et non compensable.

Localisation des bandes de passages soumises à enquête public (doc officiel, diaporama des réunions publiques)


Le fragon petit-houx (buisson à l'arrière plan) fait partie des taxons indicateurs de forêts anciennes.
Le fragon petit-houx (buisson à l'arrière plan) fait partie des taxons indicateurs de forêts anciennes.

Pourtant plusieurs élus favorables au contournement avance des mesures compensatoires, dont le principe de quatre arbres replantés pour chaque arbre abattu (voir ce reportage à partir de 1:22 min). La surenchère du chiffre, témoigne à la fois d'une réelle méconnaissance du milieu forestier, du cycle du carbone et de sa séquestration par les arbres. 

 

Prétendre que quatre jeunes arbres valent mieux qu'un seul de 150 ans, implanté naturellement dans un écosystème vieux de 350 ans relève du Greewashing de base. Premièrement parce que c'est faire croire que seuls les arbres stockent du carbone et deuxièmement parce qu'il est tout à fait impossible de compenser un écosystème vieux de 350 ans. Impossible. Il faut d’ailleurs souvent se méfier des chiffres dès qu’il s’agit de plantation/compensation. Comme je le précise plus haut, ce n’est pas le nombre d’arbres plantés qui compte, c’est l’ancienneté de l’écosystème qui favorise sa résilience, sa capacité à capter du carbone etc. Moins un écosystème est perturbé plus sa capacité à stocker le carbone est importante. Ainsi, sur l’ensemble des forêts impactées par le projet (±146 ha) on retrouve 47% de forêts de + de 350 ans, 42 % de forêts de + de 180 ans et 11% de forêts récentes.


A) Carte localisation les forêts et leur classes d'âge, impactées par le contournement Est. B) Pourcentage des forêts par classe d'âge impactées par le contournement Est. C) Une allée en forêt de Bord Louviers. 

Sous la forêt, d'innombrables structures archéologiques

Si la destruction de 146 hectares de forêt constitue une grave atteinte à l’environnement, le projet de contournement risque également de détruire un important patrimoine archéologique. La forêt de Bord, comme le reste des massifs forestiers de la vallée de la Seine regorgent de vestiges archéologiques (Spiesser J. et al., 2017). Si là encore la littérature scientifique abonde tout en n'étant connue que des milieux universitaires, certains vestiges, littéralement sur le parcours de l’autoroute sont indiqués sur la carte IGN. Ils sont donc connus de tous et des premiers intéressés. 

structures quadrangulaires en forêt de Bord, situés sur la trajectoire du futur contournement Est

Dans la majorité des cas, ces structures correspondent à d’anciens parcellaires agricoles protohistoriques ou antiques. La forêt s’est développée sur ces structures après leur abandon par l’Homme. Ici probablement après l’Antiquité. Mais en l'absence de relevés systématiques, ces vestiges n'existent pas. D'autant que sur place, un œil non initié ne verra qu'un mouvement naturel du sol, là où il s'agit en réalité d'une anomalie topographique d'origine anthropique. Il faut donc espérer un relevé lidar avant l'apparition de la première pelleteuse, de façon prendre en compte ce patrimoine dans le tracé définitif. 

Impact sur les activités humaines et la faune sauvage

De nombreuses activités sont pratiquées par les usagers de la forêt de Bord

Lors de plusieurs visites réalisées en forêt de Bord, sur les lieux même où l'autoroute doit être construite, j'ai été frappé par la fréquentation de cette forêt. Joggers, VTTistes ou randonneurs sont familiers de cette forêt. On rencontre également sur les lieux de la future autoroute, des panneaux et signalétique pour une course d'orientation organisée par un collège local, située à moins de 4 km du site. Bien sûr, une fois l'autoroute construite, ces activités se tiendront ailleurs. Mais la réduction de l'espace utilisé par de nombreux usagers constitue une barrière limitant l'accès à la nature et déséquilibre la qualité de vie de nombreux habitants, au-delà des nuisances induite par le passage de plusieurs milliers de voitures par jour. 


Les sangliers sont nombreux en forêt de Bord
Les sangliers sont nombreux en forêt de Bord

Cette nuisance sonore cumulée à la réduction de l'espace forestier, risque également d'impacter la faune sauvage. Si le cas des espèces protégées a largement été évoquée, celui des populations d'espèces extrêmement communes comme le sanglier risque également de soulever de nouvelles problématiques. Lorsque l'on se promène en forêt de Bord, il n'est pas rare de tomber nez à nez avec une compagnie de sangliers ou d'individus isolés. Leur présence semble d'ailleurs tout à fait importante dans les parcelles 134, 217 et 218, zone qui doit accueillir la future autoroute. En plus du morcellement de leur territoire, les sangliers, eux aussi devront trouver de nouvelles zones où s'installer. En soit, si les suidés s'adaptent à tout type d'environnement (forestiers ou non), leur déplacement à proximité des agglomérations riveraines est une possibilité et annonce une problématique déjà existante dans la métropole de Rouen. Une cohabitation forcée entre ces animaux et les riverains pourrait s'installer et entraîner des nuisances importantes, que les locaux, l'état et la métropole peinent à résoudre.

Conclusion

Cet état des lieux repose sur une abondante littérature disponible sur le sujet, tant en ce qui concerne les forêts anciennes que le volet archéologique. La présentation des impacts a pour objectif de lister, sans entrer dans les détails, les pertes à venir sur le plan écologique, social et culturel. Il est important de souligner que le futur contournement de Rouen va contribuer à l'érosion du patrimoine naturel et culturel, ainsi qu'à la réduction des surfaces forestières anciennes au niveau national. Dans un contexte d'érosion de la biodiversité, particulièrement marquée dans les zones urbaines et périurbaines, les arguments présentés par les opposants de l'A133A134 méritent d'être pris en considération. Il convient de réfléchir attentivement aux aspects soulevés et de questionner la pertinence d'un projet qui pourrait engendrer de telles pertes et qui ne pourront en aucun cas être compensées. 

Nicolas Blanchard

Docteur en géographie

Université de Rouen-Normandie

Commentaires: 6
  • #6

    Delphine (vendredi, 26 mai 2023)

    Merci beaucoup pour votre article.
    Alors que l'on nous parle de réchauffement climatique, on continue à vouloir polluer notre planète avec la construction de routes pour aller toujours plus vite. La forêt est notre poumon, si plus d'arbres "de feuillus en particulier. Malheureusement, je vois trop de coupes rases pour planter des pinèdes ce qui est catastrophique. J'aimerais que les hommes soient plus sensibilisés par ce problème.

  • #5

    Anne Mauconduit (mercredi, 24 mai 2023 01:31)

    Nous voulons garder nos forêts et les garder intactes! Au nom de quoi des mètres carrés de bitume seraient-ils plus importants que notre éco systèmes de forêts? Les autoroutes permettent d'aller plus vite... et Alors? il est urgent de ralentir notre course vers la catastrophe de ralentir les flots de voitures et le typhon de l'économie... Au nom de laquelle on provoque tant de souffrances et de mortalité...

  • #4

    LEOSTIC Nolwenn (mardi, 23 mai 2023 23:06)

    Bravo pour cet excellent article documenté et très complet. J'ai appris plusieurs choses, c'est toujours agréable. Et je suis encore renforcée dans mon idée que ce projet d'autoroute est à combattre absolument.

  • #3

    FIMBEL Valeire (mardi, 23 mai 2023 11:35)

    Des arguments percutants ! Merci.
    Des habitants de Rouen et sa banlieue se plaignent des nuisances des PL et VL au coeur de la ville et de ce fait, reconnaissent la justification de ce projet. Bien que je ne partage pas cet avis, mais consciente des désagréments des véhicules, j'opterais pour une augmentation des tarifs de carburants dépassants les 5 €/L, ou une ENORME manifestation nationale pour obliger le ferroutage. Evidemment, je peux rêver ! Quoi que ...
    Les conséquences seraient alors favorables au maintien des forêts et l'abandon du parcours de l'A133 et autres grands projets inutiles.

  • #2

    Julien M (mardi, 23 mai 2023 09:59)

    Je vous remercie également.

    A l'échelle nationale (mondiale) les forêts anciennes devraient faire l'objet d'ne politique globale de préservation et d'extension. Elles sont avant tout le support majeur de la vie sur cette planète !
    Priorité !

  • #1

    Desbois (lundi, 22 mai 2023 13:55)

    Très bon article. Merci

Bibliographie

Cateau Eugénie, Larrieu Laurent, Vallauri Daniel, Savoie Jean-Marie, Touroult Julien, Brustel Hervé, Ancienneté et maturité : deux qualités complémentaires d’un écosystème forestier, comptes rendus biologies 338, 2015, [en ligne], consulté le 18/06/20, http://www.foretsanciennes.fr/wp-content/uploads/Cateau-et-al-2015-Anciennete-et-maturite-deux-qualites-complementaires-d-un-ecosysteme-forestier.pdf

 

CNPF, Forêts anciennes : un concept nouveau pour nos forêts de demain, 2014

 

Dupouey J.-L., Sciama D., Koerner W., Dambrine E., Rameau J.-C., La végétation des forêts anciennes, Revue Forestière Française, LIV, 2002.

 

 

Dupouey Jean-Luc , Dambrine Etienne , Dardignac Cécile, Georges-Leroy Murielle, La mémoire des forêts. Actes du colloque "Forêt, archéologie et environnement" 14-16 décembre 2004, Office national des forêts, Institut national de la recherche agronomique, Direction régionale des affaires culturelles de Lorraine, pp.294, 2007

 

 

Filoche Adrien, Contournement Est de Rouen : "le projet avance" avec trois candidats pour la concession, 76Actu, 2022

  

Gaudain Sylvain, Les forêts anciennes : une notion nouvelle, conférence présentée à la société d’Etude des Sciences naturelles de Reims, le 18 Juillet 2013, [en ligne] consulté le 18/06/2020 http://sylvaingaudin.fr/PDF/Sesnr27-28-Forets_anciennes.pdf

 

Normand Mathieu, Des sangliers détruisent leurs jardins tous les jours à Rouen : « On se sent désemparé », 76Actu, 2023

 

Rackham Oliver, Woodlands, Harpercollins Publishers, 2015

 

Rédaction de Louviers, Contre le contournement Est de Rouen : vers un grand rassemblement à Paris ?, La Dépêche, 2022

 

Spiesser Jérôme, Petit Christophe, Apparition et disparition des parcelles gallo-romains dans la basse vallée de la Seine : apports des données d’archéologie préventives et du Lidar, Sciences, 2017

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