La « Fête de la Terre » porte-t-elle                   bien son nom ?


Une question qui mérite d'être posée.

Publié le 22/08/2021 


Visuel de l'évènement pour l'édition 2021. Illustration JA61
Visuel de l'évènement pour l'édition 2021. Illustration JA61

S’il est un des rendez-vous incontournable du monde agricole dans le département de l’Orne, c’est bien la fête de la Terre. Organisée par le syndicat agricole des Jeunes Agriculteurs du département, la fête de la Terre est reconduite en 2021 pour la 43e année consécutive, le 29 août prochain. L’évènement qui doit, comme son nom l’indique, mettre à l’honneur la Terre et les Hommes qui la cultivent, semble avoir toutes les ressources pour susciter l'intérêt du grand public. Mais une fois sur place, c’est un tout autre spectacle que les Jeunes Agriculteurs se proposent de montrer. Au menu, grosses machines, nuages de fumées noires et baptêmes en hélicoptère, un faux air de Texas dans un coin préservé de l'Orne ... 

« Le bruit et l'odeur »

Lors de ma première visite à la fête de la Terre, lors l’édition 2019 (Sainte-Gauburge-Sainte-Colombe), je me réjouissais qu’un évènement de la sorte ait lieu sur le territoire, car chaque année, la Fête de la Terre, change de commune. Sur le trajet qui m’amenait d’Alençon à Sainte-Gauburge-Sainte-Colombe, j’idéalisais l’évènement étant donné que je n’avais eu aucun programme entre les mains. Pour m’être rendu à différentes animations du monde agricole en Normandie, je m’attendais à assister à des conférences sur le devenir de l’agriculture, sur la Politique Agricole Commune (le sujet de la PAC revient assez fréquemment), des présentations des races locales, des projections de documentaire sur l’élevage (ce n’est pas ce qui manque), ou encore sur le quotidien d’un jeune agriculteur. Mais à mon arrivée sur le parking, une fumée épaisse réduit mes attentes en poussière. Plus loin, un hélicoptère décollait d’une base qui semblait se trouver sur les parcelles de champs qu’occupait l’évènement. Moi qui me réjouissais de marcher dans la bouse et de respirer la bonne odeur de paille, voilà que l'on me proposait d'inhaler les vapeurs de kérosène et de fumées noires dont j'ignorais encore la provenance.

Course de Moiss' bat' cross. Photographie / Nicolas Blanchard
Course de Moiss' bat' cross. Photographie / Nicolas Blanchard

Défaite de la Terre

Les moissonneuses batteuses sont trafiquées pour produire un maximum de bruit et de fumée. Photographie / Nicolas Blanchard
Les moissonneuses batteuses sont trafiquées pour produire un maximum de bruit et de fumée. Photographie / Nicolas Blanchard

Malgré ce premier aperçu qui n’était pas vraiment de mon goût, je décidais tout de même de rentrer dans l'enceinte, histoire de ne pas m’arrêter au premier regard. Mais une fois payé les 5 € d’entrée, aucune conférence, ni projection de film ou tables rondes, car à la fête de la Terre, on célèbre l’agriculture, la vraie, celle qui pollue sans se poser de question.  C’est en tout cas l’impression que cela donne. Car ce que tout le monde attends ici, c’est bien deux choses : le moiss’cross’bat’ (course de moissonneuses batteuses ndlr) et le baptême en hélicoptère. On ne peut pas reprocher aux Jeunes Agriculteurs de faire dans la dentelle. Au moins le ton est donné, même si, lorsque l’on voit ces moissonneuses trafiquées desquelles sortent une épaisse fumée noire, on peut se demander en quoi ce triste spectacle rend hommage à l’agriculture comme à la Terre. Car il faut le voir pour le croire. Une dizaine de moissonneuses plus vieilles les unes que les autres s’élancent au coup d’envoi. Ces véhicules sont traficotés de toute part, de sorte qu’elles produisent le plus de bruit et le plus de fumée possible.

Le Cross' mois' bat', Photographie / Nicolas Blanchard

Les moissonneuses  vues du ciel

Décollage de l'Hélico lors de la fête de la Terre. Photographie / Nicolas Blanchard
Décollage de l'Hélico lors de la fête de la Terre. Photographie / Nicolas Blanchard

Mais ce n’est pas tout, car clou du spectacle, les JA61 proposent à ceux qui le souhaitent un baptême de l’air en hélico. Yann-Arthus Bertrand n’a qu’à bien se tenir. Lui dont le bilan carbone est pointé du doigt par tout anti-écolo qui se respecte, les JA61 n'ont rien à lui envier. Mais pourquoi donc des baptêmes d’hélicoptère à la fête de la Terre ? Je n’aurais pas de réponse à la question, mais j’eu tout de même l’occasion d’en poser, à l’équipe de pilotes présente sur place. Sur la durée de l’évènement, l’hélicoptère (un airbus helicopter AS 350 BA écureuil), va réaliser plus d’une trentaine de rotations de 15 minutes, soit près de 9h de vol d’affilées. En tout, cela équivaut à plus de 2000 litres de kérosène consommé sur la journée. À l’heure du respect de l’environnement et de la compensation carbone, les JA61 nous donnent un signal fort : « Nous gardons le modèle habituel », annonce Adeline Aubert, responsable animation JA 61, cité par l’Agriculteur Normand. Rien ne va changer, ni dans le programme de la fête de la Terre, ni dans l’agriculture conventionnelle. Cela semble d’autant plus vrai lorsque l’on fouille dans les éditions passées : Monster trucks, Hélicoptère et Moiss’ Bat’ Cross’, sont les éléments clés de cette rencontre, sous couvert de fête agricole. Certes, il y a le concours de labour, la démonstration de véhicules agricoles anciens, mais toute cette exultation autour de ce qui vol et fume noire éclipse le reste.

Les collectivités partenaires cautionnent-elles la partie ?

Les fameuses moissonneuses batteuses, avant la course. Photographie / Nicolas Blanchard
Les fameuses moissonneuses batteuses, avant la course. Photographie / Nicolas Blanchard

L’évènement qui doit accueillir 5000 personnes à raison de 5 € l’entrée devrait permettre aux organisateurs de générer près de 25 000 €. Mais cette somme ne suffit pas à l’organisation de l’évènement puisque comme le précisait en 2018 Alexis Graindorge, alors co-président des JA 61, « Nous avons construit un budget. Il est d’environ 90 000 € ». 90 000 € pour voir un hélicoptère et des moissonneuses batteuses se taper dessus semble tout de même assez ahurissant. Peu importe, car pour l’édition de 2019, la Communauté de Commune Vallée d’Auge et du Merlerault avait déboursé sans broncher, tenez-vous bien 10 000 € pour l'évènement ! Etant donné que l'édition n'a pas eu lieu en raison du Covid 19, on espère que la somme n'a pas été déboursée... Les JA61 avaient par ailleurs demandé pour l'édition 2018, 30 000 € à la communauté de commune de Briouze ! Si certaines collectivités sont prêtes à donner sans compter, d'après nos informations, Argentan Intercom n'a à ce jour, attribué aucune subvention pour l'évènement qui doit cette année se dérouler sur son territoire (Boischampré). Concernant le Département de l'Orne, ce dernier débourse environ 5000 € par an aux organisateurs (5850 € cette année). 

À partir du moment où une collectivité locale finance un évènement ouvert au public à hauteur de 5000 €/an, n’est-elle pas en droit de demander aux organisateurs d’entrer dans une démarche de développement durable ou du moins plus respectueuse de l’environnement ?  À l’heure où le département de l’Orne et ses communes cherchent à verdir leur image, un évènement syndical, financé en partie par des fonds publics, a de quoi faire tousser (dans tous les sens du terme).

Paroles d'agriculteur

Il n'en reste pas moins que cette fête reste avant tout un évènement politique important dans l'Orne ou de nombreux élus sont attendus. C'est d'ailleurs le point de vue de Jean Riblier, ancien agriculteur et conseiller municipal de Briouze en 2018 : « Ce n’est pas une fête populaire. C’est une fête syndicale ». Bien que les JA61, réfutent l'argument, la vue de ces animations bien éloignées de l'agriculture, laisse perplexe. Mais alors si la Fête de la Terre n'est ni une fête populaire, ni une fête syndicale,  de quoi est elle la fête ? La question semble diviser et la visite rend la réponse complexe, d'autant plus lorsque l'on se plonge dans les documents administratifs et autorisations préfectorales. En 2019, la préfecture de l'Orne autorisait dans le cadre de la 42e fête de la Terre à Sainte-Gauburge, « la démonstration de moissonneuses-batteuses sensibilisation à la conduite agricole ». On peut difficilement parler de démonstration et de sensibilisation étant donnée l'état dans lequel sortent les machines après la course (l'une d'elle perdra son essieu arrière au dernier tour). Mais la préfecture s'est elle déplacée pour vérifier ce qu'elle autorisait ?  

Fêtons la Terre, polluons-la !

Alors si vous souhaitez déprimer, la (dé)Fête de la Terre se tient le 29 août prochain dans la jolie commune nouvelle de Boischampré. Vous pourrez profiter de l’évènement pour respirer les fumées et les vapeurs de kérosène pour seulement 5 €. Pas certain que cette fête ne soit très reluisante pour l'agriculture, étant donnée l'image qu'elle en donne. L'actuel président des JA61, Jean-Baptiste Goutte, qui révélait vouloir « donner une meilleure image du monde agricole », peut revoir sa copie. Etant donné que le programme ne semble pas avoir changé, j'attendrais l'édition de 2022 pour voir une quelconque évolution. Pour l'heure, si vous souhaitez découvrir l’agriculture et vous faire une bonne idée du terroir, préférez la Fête de la Normandie, la Ferme en Fête ou encore la Fête de la Bio, qui, pour cette dernière a le mérite de proposer des éléments de réflexion sur le devenir du monde agricole, à la fois pour les professionnels du secteur comme pour les consommateurs. À bon entendeur, salut !

Sources

Communauté de commune des Vallées d'Auge et du Merlerault, Compte rendu sommaire du conseil communautaire du 10 mars 2020, 12/03/2020

Pertriaux Julie, Jean-Baptiste Goutte, président de JA 61 : " J’ai conscience de l’importance du réseau, L'agriculteur Normand, publié le 21/10/20

Département de l'Orne, Recueil des actes administratifs, séance du 26 mars 2021, n°480, 02/04/2021

Pertriaux Julie, La fête de la Terre revient dimanche 29 août 2021 dans l'Orne, L'agriculteur normand, publié le 01/06/2021

Préfecture de l'Orne, Recueil d'actes administratifs, Spécial n° 10 d’août 2019 N° 2019 08 10, publié le 29/08/2019

Ouest-France, Boischampré. La fête de la Terre devrait avoir lieu le 29 août, Ouest-France, publié le 28/05/2021

Turberville Maxime, Fête de la Terre à Briouze : la subvention aux agriculteurs fait tousser, l'Orne Combattante, 11/03/2018

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