Publié le 15.05.2021
Notre connaissance des forêts a pendant longtemps été influencée par l'héritage des historiens du XIXe siècle. Penseurs de la « Gaule chevelue » et des « grands défrichements », ces concepts forment encore pour beaucoup d'entre nous des repères historiques solides.
De fait, on considère aujourd'hui les grands massifs forestiers existants comme étant les reliques d’une forêt plus vaste. Les défrichements successifs et l’agriculture auraient contraint la forêt à tenir un rôle toujours plus réduit dans les paysages au fil de l'histoire. Cette vision, qui voit dans l'action des sociétés une menace constante pour la forêt, est synthétisée dans cette phrase, attribuée à Châteaubriant : « Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent ».
Pourtant depuis une vingtaine d’années, l’intérêt des archéologues pour les forêts et les études qui en résultent, tendent à montrer une dynamique totalement inverse. Un certain nombre de vestiges que l’archéologie met en évidence en sous-bois n'a aucun lien avec la forêt. Ces derniers semblent également antérieurs à la présence de l'écosystème forestier actuellement en place. À tel point qu’en « France, lorsque l’on regarde une forêt, on a une chance sur deux d’observer un ancien champs, une ancienne prairie » (Balesdent et. al. 2015). Et si de l’agriculture naissait la forêt ?
En France, L'archéologie forestière moderne est née dans les années 70, à la suite d'un article publié dans la Revue Archéologique de l'Oise. Son auteur, J.-M. Desbordes (1973) présentait ses méthodes de prospection en forêt et l'intérêt des massifs forestiers pour l'archéologie. Il faut néanmoins attendre les années 90 pour voir apparaître des programmes de recherches en archéologie dédiés à la forêt. L'un des exemples pionnier est celui de la forêt de Haye, toute proche de la ville de Nancy. L'équipe de recherche à mis en évidence l'omniprésence de vestiges archéologiques en contexte forestier. On trouve, pour la grande majorité des parcelles de champs (on parle de parcellaire agricole) cultivés à des périodes antérieures, souvent associées à l'âge du Bronze jusque sous l'Antiquité. Ces découvertes déterminent deux choses : 1) Les forêts présentent de bonnes conditions de conservation des vestiges et 2) Les forêts trouvent leurs racines dans des terroirs agricoles abandonnés.
Avec le développement de nouvelles technologies, l’archéologie forestière a pris un essor considérable ces dernières années. Ne pouvant jusqu’alors profiter de l’archéologie aérienne (et de ses prises de vues photographiques) à cause de la couverture végétale, seule la prospection pédestre permettait l’observation de vestiges en contexte forestiers. Désormais, les outils de télédétection comme le Lidar (Light Détection And Ranging) permettent d’observer des surfaces importantes sur des massifs forestiers entiers.
Embarqué à bord d’un avion, le lidar émet des impulsions laser sous la forme d’un balayage sur une zone donnée (la forêt). À chaque fois que le laser touche un élément physique (une branche, un tronc, le sol), l’information est retransmise au lidar sous la forme d’un point référencé dans l’espace. À la fin du balayage, on obtient un nuage de point extrêmement dense qu’il reste à traiter informatiquement. Pour les besoins de l’archéologie, tous les points en élévation (branches, feuilles, arbres) sont supprimés pour ne laisser apparaitre que le relief. Dès lors, il faut interpréter ces images et différencier les phénomènes naturels (pentes, ruisseaux), des phénomènes liés à l’activité humaine (chemins, constructions, parcelles agricoles).
Une fois ces images interprétées, il reste à l’archéologue à se rendre sur place, afin de vérifier les structures observées au lidar, les photographier et les répertorier. Un relief ténue, une dépression topographique aujourd’hui à l’état de mare devient un vestige dès le moment où la structure est observée dans un contexte plus large. Parfois, la prospection post-lidar permet d’observer des anomalies botaniques, c’est-à-dire la présence d’essences floristiques qui sont associées à des occupations anciennes. La présence de ces végétaux étant déterminés par la présence de l’homme à un moment donné, on qualifie cette flore, d’essences anthropogéniques (associées à l'homme) ou rudérales (associées aux ruines). Cette étape du travail peut être contrainte par la saison. En effet, si la prospection a souvent lieue durant l’hiver afin de profiter de l’absence de végétation au niveau du sol, la période de floraison elle, ne débute qu’au printemps.
Depuis 1999, l’Office National des forêts s’est doté d’un service « archéologie et patrimoine culturel », destiné à orienter les aménagements et l’exploitation des forêts publiques Françaises. Dirigé par Cécile Dardignac et Guillaume Benailly, ce service encadre un réseau d’une vingtaine d’agents forestiers, correspondant en région au sein de l’ONF. Ces derniers remontent à l’occasion du martelage, toute information concernant de potentiels vestiges découverts fortuitement en forêt.
En étroite collaboration avec les services régionaux de l’archéologie, ils veillent à ce que ce patrimoine ne soit pas détérioré lors de chantiers forestiers mécanisés ou par des arbres qui, dans leur chute pourraient détériorer un vestige. Pour se faire, le service élabore des aménagements forestiers où l’archéologie est intégrée comme une composante à part entière de la forêt.
C'est là tout le cœur de métier de l'archéologue. Pour ce faire, ce dernier doit s'appuyer à la fois sur ses connaissances, sur les données archéologiques locales comme la carte archéologique ou encore sur les sources historiques. Le croisement de ces données permet parfois de connaître l'usage de certains site.
Concernant la forêt, les sources les plus intéressantes sont les documents d'aménagement et les cartes anciennes. Celles-ci renferment un certain nombre d'informations qui permettent parfois même de déterminer la chronologie de certaines structures.
« Auquel endroit nous avons trouvé une place divisée en plusieurs pièces de terre par de petits fossés laquelle place est enclavée dans ladite forest quelle joint des deux costé et d’un bout, l’autre bout estant en droite ligne des bornes et limites de ladite forest, lesquelles deux pieces de terre on nous a dit s’appeler vulgairement la fieffe du vieux bouzance, sur laquelle nous avons remarqué plusieurs gros arbres tant schesnes que hestres et du […] sur souche en quelques endroit
[…] Est aussy comparons le sieur du coudray lequel nous a dit que luy et ses predecesseur ont jouy de tout temps immemorial desdits heritages ce qui parrois par les [] qu’il a en sa possession qui font mention que lesdits heritages avoient esté fieffé des le temps des ducs d’Alençon partant conclud a ce qu’il nous [] le maintenir et garder en la possession de la dite fieffe.
Archives Départementales de l'Orne 62B1, Procès-verbal d'aménagement de la Forêt d'Ecouves, 1667
En croisant à la fois les cartes anciennes, les documents de gestions passés et les données lidar, l'évolution du paysage et son utilisation dans le temps peuvent ainsi être documentés, comme dans cet exemple pris ici en forêt domaniale d'Ecouves.
Dans la grande majorité des cas, la forêt française s’est développée sur d’anciens terroirs protohistoriques ou Gallo-Romains. Enrichi par les pratiques agricoles antérieures, le développement de la végétation forestière s'est accrue au fil du temps, donnant naissance à de vastes forêts.
Dans certaines d'entre-elles, les chercheurs ont mis en évidence que certains amendements (apports en cendres, fumures) effectués sous l'antiquité sont encore actifs. Le développement des peuplements forestiers sont, de fait, toujours influencés par les enrichissements du sols effectués il y a près d'un millénaire. Par conséquent, certaines parcelles anciennement cultivées présentent une végétation bien plus riche que sur un sol forestier naturel.
Ces forêts se sont ainsi développées sur d'anciens terroirs, abandonnés au fil des siècles. Le travail du sol comme son potentiel de fertilité a favorisé le développement des forêts et par la même occasion, à conserver les vestiges de l'érosion naturelle (pluie, vent) et anthropique (les labours).
Autrement dit, au cours des derniers siècles, la forêt a gagné du terrain. Le développement de l’archéologie forestière a permis de lever un pan de l’histoire de la forêt et de mesurer dans bien des cas la notion de forêts « anciennes » voir même de forêt primaires. C’est par exemple le cas pour la forêt de Bialowieza, située en Pologne et présentée depuis longtemps comme étant la dernière forêt primaire d’Europe. Il a suffit d’une acquisition d’images lidar pour mettre en évidence 20 000 sites archéologiques conservés sous cette vaste forêts, dont des parcelles de cultures, occupées entre l’âge du Bronze et le Moyen-Âge.
Nicolas Blanchard
Balesdent Jérôme, Dambrine Etienne, Fardeau Jean-Claude, Les sols ont-ils de la mémoire, 80 clés pour comprendre les sols, Quae, 2015
Blanchard Nicolas , Mouralis Damase, Todisco Dominique , « Géohistoire du massif forestier d’Écouves (Orne, Normandie) », Projets de paysage [En ligne], 22 | 2020, mis en ligne le 21 juillet 2020, consulté le 15 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/paysage/8113 ; DOI : https://doi.org/10.4000/paysage.8113
Dardignac Cécile, David Sophie, Le Jeune Yann, Bercé avant la forêt. Premiers résultats des traitements cartographiques et prospections lidar sur la forêt de Bercé (Sarthe), AgroParisTech, Nancy, France, 2017
Desbordes Jean-Michel, «La recherche archéologique sous-bois », Revue archéologique de l’Oise, n°3, 1973. p. 12.
Jean-Luc Dupouey, Etienne Dambrine. La mémoire des forêts. Rendez-vous Techniques de l’ONF, Office national des forêts, 2006, pp.45-50. ffhal-02653178f
Murielle Georges-Leroy, Jérôme Bock, Etienne Dambrine et Jean-Luc Dupouey, « Le massif forestier, objet pertinent pour la recherche archéologique. L’exemple du massif forestier de Haye (Meurthe-et-Moselle) », Revue Géographique de l'Est [En ligne], vol. 49 / 2-3 | 2009, mis en ligne le 01 avril 2013, consulté le 15 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/rge/1931 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rge.193
Stereńczak K, Zapłata R, Wójcik J, Kraszewski B, Mielcarek M, Mitelsztedt K, Białczak M, Krok G, Kuberski Ł, Markiewicz A, Modzelewska A, Parkitna K, Piasecka Ż, Pilch K, Rzeczycki K, Sadkowski R, Wietecha M, Rysiak P, von Gadow K, Cieszewski CJ. ALS-Based Detection of Past Human Activities in the Białowieża Forest—New Evidence of Unknown Remains of Past Agricultural Systems. Remote Sensing. 2020; 12(16):2657. https://doi.org/10.3390/rs12162657
© Nicolas Blanchard
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Raymond GABRIEL (mercredi, 16 novembre 2022 06:08)
Quel excellent article ! La forêt est très majoritairement perçue comme un espace, qui certes s'il est bien présent, n'existe pas sans sa dimension temporelle : ce que nous voyons est en mouvement, et s'il y a mouvement il y a passé, présent et avenir.
"Sous la forêt, les hommes" est un magnifique titre !
Nous organisons dans les Vosges des visites guidées en forêt à destination du "grand public" : le véritable levier pour aider à comprendre ce que nous voyons et savons de la forêt, c'est d'en raconter l'histoire. Dans un pays réputé pour ses forêts profondes emblématiques des paysages, il est presque amusant d'oberver les réactions des personnes qui, preuves à l'appui sur le terrain, découvrent qu'il y a 200 ans à peine il y avait localement...10 fois moins de forêts. Et quelles forêts ?
Le dernier paragraphe de cet article magnifique contient une information capitale et sans doute assez contrariante pour une catégorie de personnes qui se réclament de l'écologie et souhaiteraient qu'on laisse les forêts tranquilles : la "fameuse" forêt primaire en Pologne n'est "pas" une forêt primaire, loin s'en faut !
Bien cordialement